mercredi 14 octobre 2009

Pour le 20è anniversaire de Polytechnique

Hymne à Je-Nous

Ô femme ! femme ! femme !
Créature faible et décevante !

Beaumarchais


Après avoir traversé le désert des endormeurs cabalistiques, c'est du souffle même de sa conscience que la femme reçoit enfin le baptême de l'âme. Cependant dans le creuset de l'évolution, l'homme a l'art d'œuvrer délibérément au masculin. À l'ombre des officines l'esclave persiste à contempler sa tour d'ivoire d'où par moments son regard s'échappe. Car l'instigatrice des origines, flanquée de réclusion longtemps entretenue, s'abreuvait de soleils naissant à même son utérus. Madone irréprochable au souffle initial, ton pied a bien raison, ô femme, de piaffer. Mais de Saturne ou de Vénus que tu étais, les siècles n'ont su que t'abandonner au sort glacial des statues élevées à ta mémoire. Qui êtes-vous donc, ô nébuleuses ombres de nous-mêmes ?

Toi la belle Hélène, touchante hallucinée des légendes troyennes.
Toi Monique, la pleureuse sans salaire.
Et toi Jeanne D'Arc, dont le feu du bûcher n'a jamais terni la gloire.
Et toi, pâle Ophélie et toi mystérieuse Yseult.
Et toi, la Muse insouciante des égarés.
Et toi, l'immatérielle Joconde.
Et toi Marie, la première à porter le poids de l'invention de Dieu par les hommes.
Et toi l'Innommée, la Consommée et la Consumée.

Désorientés, des demi-dieux redoutent soudainement toute rébellion, toute lucidité. Car beauté, charme, vertu et soumission n'inspirent plus les muettes, les répudiées, les battues, les violées, les voilées et les condamnées à perpétuité. Car, ô malheureuse créature, il n'y a plus de raison d'entraver ta volonté et de mépriser ta renaissance. Captive du temps, ô créature, le présent serait-il venu pour toi de revendiquer enfin l'impossible pour toi-même ?

Malgré les acquis et les illusions, les nuits blanches gonflent encore les poches sous nos yeux et multiplient les pattes d'oie sur nos visages. Nous étions enceintes et nous voulions avorter en pleine connaissance de cause. Délibérément.

Hélas ! À genoux devant les faits, je sais que l'enfant-fille qui naîtra aujourd'hui apprendra bientôt son appartenance au sexe faible et décevant. Que la femme violée reprendra son quotidien en silence. Que la femme battue se figera dans la peur et dans un profond isolement. Que la femme féministe d'hier se brûlera les doigts demain. Que la femme célibataire deviendra un fléau pour l'humanité. Que la femme-mère n'échappera pas au verdict universel qui la rend coupable de tous les maux. Que la femme libre portera la croix de ses pancartes. Que la femme devenue vieille sera portée en terre à la fin de son périple par suite de réclusion et de solitude.

Pendant que debout devant les faits, l'homme se tait infiniment et nous regarde du haut de sa grandeur comme des choses qui lui appartiennent en propre. Toujours et encore, quelque part dans l'abîme des conquêtes de nombreuses contemporaines sont tirées à la courte paille. De morale à intégrisme, ces iconoclastes serrent des dents afin de mieux hurler jusqu'à nous.

Désormais, je pleure toutes les sorcières de Salem exécutées par le bras justicier de l'Histoire ! Enfin, je me rappelle ce triste jour de décembre, où un grand prêtre hanté par son éternité a sacrifié quatorze vies de femmes sur un autel de marbre froid. Par son geste implacable n'aura-t-il pas gravé dans nos mémoires chacun de leurs noms ?

* Geneviève Bergeron
* Hélène Colgan
* Nathalie Croteau
* Barbara Daigneault
* Anne-Marie Edward
* Maud Haviernick
* Barbara Klucznik Widajfwicz
* Maryse Laganière
* Maryse Leclair
* Anne-Marie Lemay
* Sonia Pelletier
* Michèle Richard
* Annie St-Arneault
* Annie Turcotte

Ô femme, ô créature de ces dieux sans pitié, souviens-toi à jamais de ce jour. Un des plus sombres de ta douloureuse odyssée. C'était le 6 décembre 1989.

Écrit en 1990