jeudi 24 novembre 2016

Contre vents et marées

« mon père, ma mère, vous saviez à vous-deux nommer toutes choses
sur la terre, ô mon père, ô ma mère »
Gaston Miron

Les goélands sont gras, ma mère, tant à la Pointe de l'Ouest qu'au quai de Cap-aux-Meules.
Les sables raffinés inlassablement par la mer s'infiltrent dans les pores et y font leurs nids, même une fois revenus sur la grand'terre.
Usés, les grès des falaises et des rouges caps cohabitent avec les vagues.
Mille couteaux d'écaille jonchent les "graves" des havres.
Je reviens d'un pays, ma mère, où fleurit le persil de mer sur les lèvres salées des brisants de terre.
Je reviens d'un pays , ma mère, où les canneberges et les spirantes embaumées ont le goût des sueurs et du sang atavique.
Je reviens d'une île qui m'est natale dans le temps des grands dérangements.
Je reviens d'une île, ma mère, où mes yeux cherchaient ton visage d'enfant dans les pâturages regorgeant de vents et de battures.
Je reviens d'un petit raclôt, ma mère, où j'ai réveillé par mégarde des souvenirs frileux de mondes où rouille le temps de nos mémoires.
Je reviens du Havre, ma mère, et j'ai accoutumé mon oreille à saisir ton langage ensablé ainsi qu'une quille de goélette chavirée en l'air.
J'entends ta voix surgir des lointains oublis où  tes lapsus avancent en trébuchant.
Ma pauvre poésie gargouille à côté de ton parler aux accents sortis de l'histoire.
Dis bien haut, ma mère, la beauté et les fois où ta mémoire vient se fracasser sur le rocher des âges:

Propos de maman recueillis en l'an 2000

« Je suis Évangéline à Elly, à Aldéric, à Aimée, à Minic. Je suis une immigrée. Oui, je suis née au Cap en face de chez Azade à Ilda, à Marie, à Vilbon. J'ai émigré au Havre-Aubert au ras de chez Cyril à Marie-Louise.
 

De bonne heure le matin ma mère me huchait :
— Envoin la baîlle et pars le butin sur la ligne.


Puis quand y avait apparence de vent d'ouesse, y fallait tout dépende le butin.
— Tu furbiras aussi le poêle avec la mine de plomb et les ustensiles avec d'la terre blanche et d'la cendre. Balie la place, lave les plats et envoin la baratte et le babeure. Pis va charrier l'eau à la beurroir et charpis la devesure.


Tous les printemps y fallait balier le raclôt avec le balai de varnes parce que ma mère
disait que les gens d'en dehors allaient atterrir. De son bord, elle brassait des torteaux, des doux et des pas doux qu'elle nichait dans une terrine de faïence. Mon père, lui, y cachait son flocon de chien dans le sailboard. Pis y avait tout un tintamarre dans le tambour. 

— Tu vas en manger toute une gratte si te souque ! disait-il au premier qu'il rencontrait.

Ma grand-mère, elle, savait toutes les maladies. Avec son flocon de tamzi, elle faisait le canton. Et quand c'était des cas de difficulté, mon père allait mener le docteur dans sa box, pis quand y faisait un stamp, y perdait les balises.


Le soir, ma mère me huchait encore.
— Fais des faillôts, des beurredouilles et des confitures aux moconques pour toute la ramée.
Enfin pour nous reposer, assis sur la boîte à bois avec notre cavalier, on brochait des caleçons et des mitaines de cage avec la devesure qu'on avait écardée.
»


J'ai amarré l'aube nouvelle à ta taille, ô, ma mère, et dans l'éparpillement de mes hardes, j'ai sombré en plein milieu des exodes qui ont enserré tes bras autour des tempêtes.
 
De honte, souventes fois, tes joues ont rougi, mais désormais, livrée à l'abondance de l'exil, tu mets en moi le cœur du grand large et celui des déserts.
 
***

PETIT LEXIQUE approximatif

raclôt -
un pré humide à proximité de la maison
me huchait - m'interpellait
envoin la baîlle - préparer la cuve (demi-baril de bois)
butin sur la ligne - la lessive sur la corde
dépende le butin -
rentrer la lessive
furbiras -
nettoyer et polir
charpis la devesure - écarder la vieille laine
balai de varnes - balai fabriqué à l'aide de petites branches
torteaux - grosses galettes faites de farine blanche et de mélasse
flocon de chien - flacon de boisson (résidu de bière de riz)
sailboard - vaisselier
une gratte - une taloche
si je te souque - si je t'attrape
tamzi -
remède à base d'herbages, tisane
box -
petite carriole (horse-box)
stamp - tempête (de neige)
y perdait les balises - il ne voyait plus son chemin
faillôts – fèves au lard
beurredouilles - pâtes cuites dans la mélasse
pour toute la ramée -
pour toute la famille
brochait -
tricotait
Novembre 1977 - Collectif - La Nouvelle Barre du Jour p. 15 - 18